Six
Le collège finissait tôt, le mercredi.
La cloche sonnait à 13h30 pour permettre aux enseignants de tenir des réunions d’un genre ou d’un autre. M. Fleischer leur avait parlé des zones marécageuses, de géographie, des différentes espèces d’oiseaux et d’animaux vivant dans la région, et Tess, même si elle avait passé le plus clair de son temps à regarder par la fenêtre, l’avait écouté avec attention. Blind Lake (le lac, pas la ville) semblait fascinant, du moins de la manière dont M. Fleischer le décrivait. Il avait parlé de la couche de glace qui recouvrait cette partie du globe des milliers et des milliers d’années auparavant. Ce qui en soi était plutôt intrigant. Bien sûr, Tess avait déjà entendu parler de la période glaciaire, mais sans bien réaliser que cela s’était produit ici ; que le sol juste sous les fondations de l’établissement avait autrefois été enfoui sous une incroyable masse de glace, que les glaciers avaient poussé les roches et le sol devant eux comme d’immenses bulldozers et qu’en se retirant, ils avaient rempli déclivités et dépressions d’une eau antédiluvienne.
La journée était fraîche et nuageuse mais ni pluvieuse ni désagréable. Voyant devant elle l’après-midi comme un cadeau non encore ouvert, Tess décida de visiter les zones marécageuses, le Blind Lake originel. Elle croisa dans la cour de récréation Edie Jerundt à qui elle proposa de l’accompagner. Edie, qui jouait au spirobole, fronça les sourcils en disant : « Naan. » La balle tinta faiblement contre le poteau de métal. Tess haussa les épaules et s’éloigna.
M. Fleischer leur avait dit qu’il y avait eu de la glace à cet endroit, dix mille ans plus tôt. Dix mille étés de plus en plus froids, si on s’imaginait remonter dans le temps vers les glaciers. Dix mille hivers s’enchaînant sans interruption. Elle se demanda à quoi le monde ressemblait lorsqu’il commençait juste à se réchauffer, avec les glaciers battant en retraite, dénudant la terre (« moraine de fond, avait dit M. Fleischer, moraine de fond ondulée quoi que cela puisse vouloir dire). La glace qui emportait le sol puis le lâchait, bloquant les vallées à substrat rocheux, remplissant de boue les nouvelles rivières et formant de la terre pour les prairies. Peut-être tout avait-il alors une odeur de printemps, se dit Tess. Peut-être cette odeur avait-elle persisté des années, odeur de gadoue, de pourriture et de nouvelles choses qui poussent.
Et bien avant ça, avant la période glaciaire, y avait-il eu un automne global ? Il fallait qu’il y en ait eu un. Tess n’en doutait pas. Un monde entier exactement comme aujourd’hui, imagina-t-elle, avec un peu de givre le matin et l’haleine qui se condensait devant vos lèvres quand on allait à l’école à pied.
Elle savait que les zones marécageuses se trouvaient derrière les endroits goudronnés de la ville et à au moins un kilomètre et demi à l’est, derrière les tours de refroidissement de l’Allée de l’Observatoire, et même derrière la petite colline où (elle le tenait d’Edie Jerundt) on faisait de la luge en hiver mais les enfants plus grands étaient méchants et te rentraient dedans si tu venais sans un adulte pour t’accompagner.
C’était loin, à pied. Elle suivit la route d’accès sans trottoir qui partait des maisons vers l’Allée, plus à l’est, et tourna en atteignant le périmètre de ce groupe de bâtiments. Tess n’était jamais entrée dans l’Œil, mais avait visité son équivalent à Crossbank au cours d’une sortie scolaire. Pour tout dire, l’Œil l’effrayait un peu. Sa mère prétendait l’installation identique à celle de Crossbank – c’en était même la copie conforme – et déjà là-bas, les grands couloirs enfouis loin sous terre, les énormes rangées de cylindres O/BEC et les bruyantes cryopompes qui les refroidissaient en permanence n’avaient pas plu à Tess. Toutes ces choses lui faisaient peur, d’autant plus que son institutrice d’alors, Mme Flewelling, répétait sans cesse qu’on ne « comprenait pas bien » ces machines et ces procédés.
Tess comprenait, au moins, que les images de la planète aquatique à Crossbank et celles d’Homardville ici à Blind Lake étaient générées dans ces endroits, dans l’Allée de l’Observatoire ou ce qu’ils appelaient à Crossbank le Grand Œil. De ces structures émanaient de grands mystères. Les images elles-mêmes n’avaient jamais beaucoup impressionné Tess – la vie statique du Sujet ou les vues encore plus statiques de l’océan, tout cela donnait des vidéos ennuyeuses –, mais quand elle était d’humeur à cela, elle pouvait les regarder de la même manière qu’il lui arrivait le soir de regarder par la fenêtre, et savourer l’exquise bizarrerie de la lumière du jour sur une autre planète.
Les tours de refroidissement de l’Œil émettaient de vagues traînées de vapeur dans l’air de l’après-midi. Les nuages passaient par-dessus comme un troupeau d’animaux nerveux. Tess contourna le bâtiment en restant bien à l’écart des clôtures. Elle coupa vers l’ouest par un sentier qui traversait l’herbe sauvage, l’un des innombrables sentiers tracés dans la prairie par les enfants de Blind Lake. Elle boutonna le col de sa veste pour se protéger du vent qui se levait.
Lorsqu’elle arriva au sommet de la colline à luge, elle avait déjà mal aux pieds et aurait rebroussé chemin si elle n’était restée fascinée en apercevant les zones marécageuses.
Derrière la colline et un périmètre herbeux s’étendait Blind Lake, un « marécage semi-permanent », avait dit M. Fleischer, un kilomètre carré et demi de prairie détrempée et de marais peu profonds, envahis de touffes d’herbe et de larges étendues de massettes. Aux endroits dépourvus de végétation des oies du Canada se reposaient sur l’eau, et Tess reconnut l’espèce que, du début à la fin de l’automne, elle avait vue traverser le ciel en un V bruyant.
Derrière, il y avait une autre clôture, ou plutôt la même clôture qui entourait tout le laboratoire national de Blind Lake, y compris les marécages. Ce terrain était clos, mais aussi sauvage. Il s’étendait à l’intérieur du prétendu périmètre de sécurité. Si elle s’aventurait dans ces marais, Tess n’aurait à craindre ni attaque terroriste ni espions, mais rien ne la protégerait en revanche des tortues hargneuses ni des rats musqués. (Elle ignorait à quoi ressemblait un rat musqué, mais M. Fleischer leur avait dit qu’il en vivait à cet endroit et leur nom ne plaisait pas à Tess.)
Elle descendit un peu la colline, jusqu’à ce que de l’eau suinte du sol sous ses pieds et que les massettes apparaissent devant elle comme des sentinelles brunes à tête cotonneuse. Dans une flaque d’eau calme, elle put voir son reflet.
À moins que ce soit la Fille-Miroir qui la regardait.
Tess ne souhaitait pas envisager cette possibilité, pas même dans le secret de son âme. Il y avait eu trop de problèmes à Crossbank. Des conseillers, des psychiatres, cette interminable litanie de questions d’une patience exaspérante qu’on lui avait posées. La manière dont les gens l’avaient regardée, la manière dont son père et sa mère eux-mêmes l’avaient regardée, comme si elle avait fait quelque chose de honteux sans s’en rendre compte. Non, pas ça. Pas question que cela recommence.
La Fille-Miroir n’avait été qu’un jeu.
Le problème, c’était que ce jeu avait semblé réel.
Pas vraiment réel, pas aussi réel ni aussi tangible qu’un rocher ou un arbre. Mais plus qu’un rêve. Ou qu’un souhait. La Fille-Miroir avait exactement la même apparence que Tess et avait habité non seulement les miroirs (lieux de ses premières apparitions) mais aussi l’air. La Fille-Miroir chuchotait des questions auxquelles Tess n’aurait jamais pensé, et auxquelles elle ne savait pas toujours répondre. La Fille-Miroir, avait dit le psy, était une invention de Tessa, mais celle-ci ne se croyait pas capable d’inventer une personnalité aussi tenace et aussi souvent ennuyeuse que la Fille-Miroir.
Elle osa jeter un nouveau coup d’œil à l’eau réfléchissante à ses pieds. De l’eau pleine de nuages et de ciel. De l’eau là où son visage lui rendait son regard oblique et semblait lui sourire en le reconnaissant.
Tess, dit le vent, et son reflet disparut dans une ondulation de rides.
Elle songea au livre d’astronomie qu’elle lisait. À la profondeur du temps et de l’espace dans lequel même une période glaciaire ne représentait qu’un instant.
Tess, murmurèrent les massettes et les joncs.
« Va-t’en, s’emporta Tess. Je ne veux plus d’ennuis avec toi. »
Le vent souffla une bourrasque et s’apaisa, mais le sentiment d’une présence non désirée persista.
Tess tourna le dos aux marais soudain menaçants. Se tourna vers l’ouest où le soleil perçait une batterie de nuages presque au même niveau que le sommet de la colline. Elle consulta sa montre : quatre heures. La clé de la maison, pendue par une chaîne à son cou, lui donna l’impression d’un billet pour le paradis, elle ne voulait plus rester dehors toute seule dans cette humidité. Elle voulait rentrer, se débarrasser de ce gros sac qui lui sciait les épaules, se blottir sur le canapé pour lire ou regarder quelque chose de bien sur le panneau vidéo. Un sentiment de doute et de culpabilité s’empara soudain d’elle, comme si elle avait fait quelque chose de mal rien qu’en venant là, alors même qu’aucune règle ni aucun règlement ne l’interdisait (il y avait juste eu cette remarque en passant de M. Fleischer quant à la possibilité de se perdre dans les marais et à l’eau parfois plus profonde qu’elle n’y paraissait).
Claquant l’air de ses ailes, un énorme héron bleu s’envola d’entre les joncs à seulement trois ou quatre mètres. Quelque chose de vert se tortillait dans la pince de son bec.
Tess fit demi-tour et remonta à toutes jambes la colline, impatiente de retrouver la vue rassurante sur Blind Lake (la ville). Le vent siffla dans ses oreilles, et le chuchotement produit par ses jambes de pantalon en frottant l’une contre l’autre ressemblait à une conversation pressante.
Elle trouva réconfortantes les tours de l’Œil quand elle passa en hâte devant elles, réconfortante la noirceur lisse de l’asphalte sur la route qui serpentait jusqu’entre les maisons, réconfortante la proximité des grands immeubles de Hubble Plaza.
Mais elle ne prêta aucune attention aux sirènes des voitures de police, là-bas au portail sud. Les sirènes lui évoquaient toujours des hurlements de bébés affamés qui se sentaient négligés. Elles signifiaient qu’une mauvaise chose s’était produite. Elle frissonna et courut jusque chez elle.